La tradition gréco-latine de l’optique médiévale, de Calcidius jusqu’au xiie siècle

La tradition gréco-latine de l’optique médiévale, de Calcidius jusqu’au xiie siècle

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Introduction

Retracer l’histoire de l’optique du iv e au xii e siècle, c’est moins mettre en évidence l’évolution d’une science que montrer la constance d’un intérêt pour une branche de la physique non retenue dans le cursus normal des études parmi les disciplines scientifiques formant le quadrivium. Ni les textes grecs fondamentaux, l’Optique d’Euclide et celle de Ptolémée, ni les travaux arabes ultérieurs, ceux d’al-Kindi ou d’Alhaçen, n’ont reçu de traduction latine aux hautes époques ; les premières traductions de textes intéressant l’optique n’apparaissent qu’au xi e siècle. Les auteurs occidentaux ne peuvent s’appuyer que sur le texte du Timée traduit par Calcidius au iv e siècle, vaste cosmogonie qui inscrit une théorie visuelle dans son évocation de la constitution de l’homme. L’objet de ce travail est donc de faire le point sur ce que les Occidentaux ont retenu de l’optique grecque entre la traduction duTimée par Calcidius accompagnée de son commentaire et la vague de traductions gréco- et arabo-latines du xii e siècle, c’est-à-dire d’étudier les avatars de la théorie platonicienne de la vision durant le haut Moyen Âge et jusqu’au xii e siècle. Sans être réellement remise en cause entre le iv e et le xii esiècle comme elle l’est par l’arrivée des théories arabes, la théorie platonicienne de la vision subit, par suite du syncrétisme dont elle est l’objet, une série d’infléchissements qui lui donnent, à partir de saint Augustin, une extension inédite dans l’analyse de la pensée et de toute la vie psychique. Elle redevient pourtant, au xii e siècle, le support privilégié d’une réflexion physique renouvelée sur l’optique comprise comme science de la vision et, plus encore, de la lumière. Ainsi, l’optique latine médiévale, qui culmine avec Robert Grosseteste, Witelo, Roger Bacon, John Pecham, n’a pas été créée ex nihilo à partir d’un corpus d’œuvres traduites de l’arabe ; ces œuvres nouvellement découvertes ne font que se surimposer à un ensemble de traditions intellectuelles de haute culture transmis avec continuité tout au long du Moyen Âge.

Première partie

La tradition gréco-latine de l’optique médiévale : l’impact de l’œuvre de Calcidius

Chapitre premier

L’optique dans la traduction et le commentaire du Timée par Calcidius

La théorie visuelle de Platon, exposée pour l’essentiel au paragraphe 45b-47c du Timée, défend l’idée d’une émission par l’œil d’un courant visuel qui, soutenu par la lumière du jour, rencontre le rayonnement émanant de l’objet. Cette émanation de l’objet n’est mentionnée que plus loin dans l’œuvre, au paragraphe 67c. L’énoncé complet de la théorie est donc dissociée dans deux endroits différents de l’œuvre. Ainsi, cette théorie paraît dès l’abord hétérogène dans sa conception puisqu’elle semble combiner une théorie émissive et une théorie intromissioniste. Cependant, dans le passage évoqué, Platon demeure allusif sur la façon dont la sensation fait retour à l’âme du sujet percevant. Plutôt que de postuler un retournement du corps visuel, il semble probable que la réalisation effective de la vision a lieu dès que le corps visuel rencontre l’émanation de l’objet, à l’extérieur du corps. Le flux visuel paraît donc être une projection de l’âme à l’extérieur du corps. Cette théorie visuelle permet à Platon de rendre compte des images vues en rêve, ainsi que des images spéculaires. Il termine son exposé par un éloge de la vision, source de toute science, mais aussi de toute philosophie.
Calcidius a d’abord traduit le texte de Platon, puis il en a fait un commentaire comportant une présentation doxographique et une exégèse du texte. La comparaison de la traduction de Calcidius avec le texte grec montre qu’il en a bien compris le sens. Sa traduction n’est pas, contrairement aux traductions gréco-latines de textes chrétiens ou patristiques de la même époque, une traduction mot à mot, mais plutôt une traduction sens à sens qui propose en même temps une élucidation des difficultés du texte. Sa traduction est déjà une interprétation.
Le commentaire confirme la maîtrise qu’a Calcidius non seulement de la langue grecque, mais aussi des concepts fondamentaux de l’optique grecque. Sa présentation doxographique des diverses théories antiques relatives à la vision montre qu’il s’appuie sur des sources variées, même si les recherches de la Quellenforschung ont été jusqu’à postuler la traduction ou le plagiat d’un commentaire néo-platonicien précédent, comme le commentaire perdu de Posidonios au Timée. La richesse d’explication, notamment sur les couleurs, la précision et la relative fidélité des explications données, et ce, même sur des sujets aussi complexes que celui de la formation des images spéculaires, montrent une réflexion consciente et personnelle du traducteur.
Calcidius a fait un bon résumé de l’optique grecque dans sa diversité, bien qu’il s’emploie surtout à démontrer le bien-fondé de la théorie de Platon. La science qu’il expose est une science de doxographe qui n’évolue plus, qui est déjà morte. Mais son exposé est clair et repose sur une réelle connaissance des théories d’optique grecque, il est en cela bien supérieur aux manuels scolaires qui circulent dans l’Occident latin.

Chapitre II

L’étude du Timée durant le haut Moyen Âge : la tradition manuscrite et les gloses

Le Timée de Platon, traduit et expliqué par Calcidius, est l’un des piliers du néo-platonisme médiéval aux côtés des Noces de Mercure et Philologie de Martianus Capella, du Commentaire au songe de Scipion de Macrobe et la Consolation de Philosophie de Boèce. Ces quatre « maîtres-livres », suivant l’expression d’E. Jeauneau, connaissent des destins parallèles dans leur transmission manuscrite. Mais le Timée, bien que très répandu dans les bibliothèques monastiques du haut Moyen Âge, est moins représenté que les autres maîtres-livres. Il jouit d’une réputation de difficulté propre à décourager le lecteur ou le copiste potentiel. Il est néanmoins copié, lu et glosé durant tout le haut Moyen Âge.
Le contexte de copie du texte renseigne partiellement sur la manière dont le texte était lu durant le haut Moyen Âge. Copié parmi des œuvres de saint Augustin ou de Claudien Mamert, il paraît d’abord avoir été compris comme un dialogue sur l’âme. Les témoignages de l’époque, ceux des catalogues de bibliothèques médiévales en particulier, le confirment. Sa vocation de pilier du néo-platonisme médiéval apparaît dans des collections où il côtoie les autres « maîtres-livres » ; ces recueils sont réalisés, pour l’essentiel, aux xii e et xv e siècles. Il demeure copié après le xii e siècle dans des anthologies de textes scientifiques avec des œuvres traduites de l’arabe et du grec. À la fin du Moyen Âge, l’œuvre de Calcidius semble moins avoir été délaissée que submergée par le nouvel apport de textes.
L’étude de ce texte a donc été continue jusqu’au xii e siècle et les paragraphes concernant la vision ont reçu autant de gloses que le reste de l’œuvre. Cependant, le commentaire a d’abord retenu davantage les lecteurs que la traduction du texte de Platon lui-même. Puis la tendance s’inverse aux environs des x e et surtout xi e siècles. Les deux parties de l’œuvre reçoivent des gloses de plus en plus importantes, mais un déséquilibre s’instaure rapidement en faveur de la traduction du Timée. Le commentaire de Calcidius semble alors peu à peu délaissé et les gloses de plus en plus touffues finissent par former de véritables commentaires lemmatiques continus. Calcidius garde néanmoins une grande influence sur ce travail d’exégèse, puisque des fragments de son commentaire sont fréquemment recopiés dans les marges de sa traduction. Des maîtres célèbres laissent des gloses originales qui ont beaucoup de succès. Le glossateur anonyme se fait alors compilateur, empruntant ou retranchant comme bon lui semble. Cette évolution trouve son aboutissement ultime dans des manuscrits où seul le texte du Timée est copié accompagné de gloses très fournies, mais sans le commentaire de Calcidius à la suite. La perte d’influence de Calcidius est donc à la fois très progressive et finalement assez limitée. Après le xii e siècle, texte de Platon et commentaire de Calcidius sont encore copiés, mais ils ne reçoivent plus que des gloses éparses : le grand moment de ferveur platonicienne est passé.

Chapitre III

Les théories de la vision et la lecture du Timéeiv e– xii e siècles)

Durant le haut Moyen Âge, la théorie platonicienne de la vision paraît servir de socle à toutes les simplifications et tous les syncrétismes. En elle se combinent en effet divers éléments transmis par les Pères de l’Église, notamment l’assimilation du corps visuel au pneuma qui permet de rendre compte de la physiologie de la vision. D’autres éléments sont tellement répandus que leur origine en est rendue incertaine comme la théorie des tria necessaria(courant de lumière issu de l’œil, lumière du jour, lumière émanant de l’objet), forme schématique de la théorie platonicienne énoncée par Calcidius dans son commentaire, mais présente aussi chez les Pères ou dans les Saturnalia de Macrobe. L’éloge de la vision peut également être réinvesti en théologie, non sans ambiguïté. Cette combinaison de sources d’origines diverses empêche de déterminer avec certitude la part qui revient au Timéedans l’énoncé de ces théories visuelles.
Toutefois, l’influence de Calcidius est évidente lorsque son texte est cité. Ainsi, Jean Scot Erigène, qui développe une théorie de la vision d’apparence aristotélisante, s’appuie sur le Timée pour définir la lumière du jour, qu’il place au principe de sa théorie de la vision reprenant ainsi la simplification efficace des tria necessaria. Il paraît à la fois porteur d’une théorie renouvelée au contact de la pensée des Pères grecs et jalon dans l’étude et l’influence duTimée. En effet, son œuvre influence les gloses du xii e siècle qui reprennent des éléments de sa lecture de Platon : le feu est ainsi défini comme source à la fois de chaleur et de lumière. Les glossateurs reprennent également des éléments plus personnels de sa théorie de la vision comme la mise en évidence du medium qu’est l’aer illuminatus. De la glose au traité systématique, les frontières sont donc éminemment poreuses. L’espace de la glose peut ainsi jouer le rôle de ferment de la pensée qui est plus tard exposée dans toute son originalité dans les traités, comme pour les maîtres chartrains, notamment Guillaume de Conches. Dans sa Philosophia mundi et son Dragmaticon philosophie, celui-ci reprend la trame de l’exposé d’Adélard de Bath, qui lui-même citait abondamment le Timée, et y reverse toute la réflexion élaborée à l’occasion de ses gloses au Timée. Traités et gloses restent donc solidaires pour assurer la continuité des traditions intellectuelles et l’élaboration du savoir du haut Moyen Âge au xii e siècle.
Le néo-platonisme chartrain se définit d’abord comme une attitude intellectuelle et une philosophie. Celle-ci se traduit essentiellement par la reprise et l’amplification de l’éloge platonicien de la vision, seule capable de mener à la science et à la philosophie. Cet éloge se déploie donc de préférence dans des œuvres écrites en prosi-mètres, forme reprise de la Consolation de Philosophie de Boèce. Ainsi, il faut replacer l’intérêt chartrain pour la théorie visuelle dans le cadre de cette posture philosophique.

Deuxième partie

Les développements alti-médiévaux de la théorie de la vision : l’application noétique

Chapitre premier

De la vision à la pensée : le continuum noétique

La théorie platonicienne de la vision, telle qu’elle a été transmise par Calcidius, laisse inexpliquée la réalisation effective de l’image visuelle dans l’âme. La traduction du Timée n’est pas complète ; elle ne transmet que la première partie du processus : l’émission du flux et la constitution du corps visuel. Le paragraphe 67c qui a trait à la rencontre de ce corps avec l’émanation de l’objet, responsable entre autres de l’apparition des couleurs, n’a pas été transmis. Il revient à saint Augustin de compléter l’explication en y adjoignant la théorie plotinienne de la sensation. La première partie du processus visuel demeure platonicinenne jusqu’à ce que le corps visuel, désormais désigné de façon simplificatrice par le terme de rayon, atteigne l’objet. Ensuite, le retour de la sensation à l’âme est pris en charge par la théorie plotinienne de la sensation. En effet, le corps étant inférieur à l’âme et une entité inférieure ne pouvant agir sur une entité supérieure, la vision doit alors être conçue comme un acte de l’âme qui prête attention aux passions subies par le corps. Cette théorie plotinienne de la sensation sous la forme de la vision comprise comme un acte de l’âme rend compte de la formation de l’image mentale dans l’âme du sujet percevant. Il est alors aisé pour saint Augustin de l’étendre aux autres types d’images mentales suscitées par les rêves, l’imagination, la mémoire et même par la pensée en général. La théorie augustinienne des trois visions, corporelle, spirituelle, intellectuelle, n’a donc pour fonction que de créer uncontinuum noétique entre vision et pensée.
De saint Augustin à Jean Scot Erigène, se fait jour une nette tendance à la spiritualisation de la perception visuelle, prise pour preuve privilégiée de l’incorporalité et de la non localisation de l’âme. En effet, saint Augustin conçoit la connaissance de Dieu comme une vision calquée sur la vision corporelle. Puis, dans un retournement de la perspective, les théologiens de l’époque carolingienne finissent par concevoir la vision du corps comme une vision de l’âme per corpus, avatar imparfait de la connaissance de Dieu, vision de l’âme per se. La théorie alti-médiévale de la vision semble donc fortement axée sur une dichotomie entre vision du corps et vision de l’âme, c’est-à-dire entre vision de l’oculus corporis et de l’oculus mentis de saint Augustin. Toutefois, la vision spirituelle garde son rôle un peu trouble d’intermédiaire mal défini et s’étend à l’analyse de toutes les images formées par l’homme dans son âme, englobant images rappelées par la mémoire, vues en rêves ou formées dans l’esprit par une capacité qui lui est propre et qui n’est pas encore désignée comme imagination.
Le terme de cette évolution est atteint par Jean Scot Erigène, qui inverse la place de la vision et celle de l’image mentale : c’est à partir des trois sortes d’images mentales incorporelles rebaptisées phantasiae que l’Erigène rétablit le schéma des trois visions. Il prend en quelque sorte le processus à l’envers depuis l’image jusqu’à la vision, qui permet sa réalisation dans l’âme. Ainsi, l’image incorporelle est forcément issue d’un processus incorporel. En effet, les formes ( formae) et les couleurs que le processus visuel va chercher au dehors sont elles-mêmes les émanations incorporelles des objets. Dans cette définition de l’objet comme une réunion de qualités incorporelles, on a pu voir poindre, à la suite de Gilson, le danger d’un immatérialisme qui se rapproche de celui de Berkeley. Pour notre propos, il faut souligner que la phantasia est une apparition des formaeà l’âme, elle joue le rôle de l’Erscheinung kantienne. En effet, en les rendant présentes à l’âme sous la forme d’une véritable apparition, la phantasia permet au sujet de prendre conscience de lui-même en tant que sujet percevant et surtout pensant. La notion d’image mentale extrêmement élargie et englobant toute forme de pensée et de conscience est la seule forme possible d’analyse de l’intériorité du sujet. Durant le haut Moyen Âge, tout phénomène psychique, toute pensée est image.

Chapitre II

La fragmentation du continuum noétique : retour à la gnoséologie

L’Occident latin doit à Boèce sa première classification des puissances de l’âme en tant que telles : sensus, imaginatio, ratio, intellectus, intelligentia. Isolant les diverses facultés de l’âme, cette classification, en se superposant à la théorie augustinienne des trois visions, rompt le continuum que celle-ci avait établie : la progression de la sensation à l’intellection se fait désormais par paliers successifs. Cette classification néo-platonicienne n’est pas incompatible avec le schéma augustinien, mais elle morcèle la vision spirituelle, pivot de la théorie psychologique et noétique de la vision du haut Moyen Âge, et rompt l’aspect paradigmatique de la vision. La vision subit alors une double différenciation : elle est distinguée de l’imagination, vision sans l’obligation de la présence physique d’éléments corporels à voir, d’une part, et de l’intellect, c’est-à-dire de la capacité à former des concepts (vision intellectuelle), de l’autre. Son champ d’application qui en faisait une noétique se recentre ainsi sur la gnoséologie. Elle oblige donc in fineà redéfinir l’optique comme une science de la vision corporelle, en la séparant définitivement de l’amalgame noétique créé par la théorie des images mentales. Cette application au continuum noétique augustinien de la théorie boécienne des cinq puissances de l’âme en fait le fer de lance de la réapparition d’une gnoséologie distincte de la noétique, dans laquelle elle avait été fondue jusque-là.
L’influence des textes médicaux traduits de l’arabe comme l’Isagoge de Iohanitius et le Pantegni traduit par Constantin l’Africain oblige les auteurs du xii esiècle à donner des fondements physiologiques à leur théorie de la connaissance. Ils sont ainsi amenés à déplacer le point de jonction entre le corps et l’âme. L’insistance sur l’incorporalité de la sensation avait permis l’extension noétique de son champ d’application. En effet, chez Jean Scot, la vision, conçue comme un tout englobant la pensée, était un processus incorporel presque de bout en bout, depuis l’émission visuelle jusqu’à la formation de l’image mentale. Mais, au xii e siècle, dans un processus de somatisation de la pensée, les facultés boéciennes de l’âme trouvent une localisation physique dans les ventricules du cerveau et le flux d’images circule d’un ventricule à l’autre par l’intermédiaire d’un spiritus assurément corporel. Ce spiritus, concept issu de la médecine galénique passée à travers le filtre arabe, est à la fois vecteur de la circulation des informations entre les ventricules, corps visuel émis par les yeux, et responsable d’une partie des rêves. Il est de plus en plus difficilement distingué de l’âme. Les auteurs du xii e siècle éprouvent donc de plus en plus de difficulté à situer le point de jonction entre âme et corps. Mais le flux visuel issu de l’œil et qui y revient pour aller dans le cerveau former l’image mentale est entièrement corporel, ce qui ouvre des possibilités à une analyse proprement physique des conditions de sa propagation.
Cette « somatisation » de la pensée paraît donc en rupture complète avec l’évolution antérieure qui allait vers une spiritualisation toujours plus poussée du processus de la formation de l’image mentale. Le xii e siècle hérite des conceptions de l’Erigène et réinvestit sa notion de phantasia dans l’ordre gnoséologique, mais en lui redonnant son nom latin d’imaginatio avec le sens de capacité à former des images mentales. Ainsi la phantasia, qui formait le noyau dur de la noétique érigénienne en englobant toutes les sortes d’images mentales, devient le pivot de la gnoséologie du xii e siècle, au sens où c’est elle qui permet la vision in absentia corporis, c’est-à-dire qu’elle isole l’image et la chose vue. L’intellect se sert des formae qui lui sont données par l’imagination à la suite des sens et leur fait subir le processus d’abstraction : il obtient alors des formae abstractae a materia. Ces formae, qui entrent dans un premier essai de définition du concept abstrait peuvent également être interprétées comme des héritières des formae déjà entièrement incorporelles des objets que saisit la vision chez l’Erigène. À travers cette influence érigénienne, la théorie de la formation des images mentales réorientée vers la formation des concepts semble être la suite logique de la spiritualisation progressive que subit le processus visuel depuis saint Augustin. Il faut toutefois souligner un décrochement. En effet, la théorie augustinienne des trois visions avait pour fonction de mener l’âme à Dieu, la vision intellectuelle étant le lieu de l’illumination, qui englobe à la fois la connaissance de Dieu et la formation des concepts, il n’y a en effet pas à proprement parler d’abstraction chez saint Augustin. La reprise de la théorie boècienne n’est en réalité pas totale, puisqu’elle s’arrête de fait à l’intellectus, réservant l’intelligentia aux anges et aux saints. L’ultime degré de la connaissance, celle de Dieu, est donc isolé de la théorie de la formation du concept par l’abstraction naissante.

Chapitre III

Du sensible à l’intelligible : la vision in aenigmate

C’est par la vision et par elle seule que l’homme peut accéder à la connaissance de Dieu, c’est-à-dire passer du plan sensible à celui de l’intelligible. Dans la représentation des théologiens alti-médiévaux, l’homme se situe en effet à la charnière de plans foncièrement hétérogènes, ceux du corporel et du spirituel, qui se traduisent, dans l’ordre de la perception, par l’opposition entre le sensible et l’intelligible. Bien que présente chez tous les théologiens du haut Moyen Âge, cette position médiane de l’homme est fortement réaffirmée par Jean Scot Erigène à la suite de Grégoire de Nysse dont il a traduit le traité De imagine. Se plaçant dans la lignée dyonisienne des hiérarchies, celui-ci place l’âme entre le corps et les anges dans la hiérarchie qui mène à la contemplation de Dieu. L’expression de cette hiérarchie est celle de la ressemblance de l’image. L’homme défini comme imago Dei est au fondement de l’anthropologie médiévale. Dans ce système, c’est bien l’âme qui est imago Dei, mais le corps participe de ce mouvement en tant qu’image de l’âme. Il s’agit de la conception plotinienne de l’émanation de l’Un conçue comme succession de reflets. Dans ce contexte, la métaphore spéculaire présente dans le Nunc videmus per speculum et in aenigmate prend sens. La dépendance des différents niveaux ontologiques se traduit dans les termes optiques d’une métaphore spéculaire.
Cette appartenance aux différents plans, sensible et intelligible, fonde en l’homme sa capacité à interpréter au mieux les données fournies par les sens. La vision intellectuelle augustinienne ne peut donc être réalisée qu’à partir de la vision corporelle, puis spirituelle. Elle se distingue des deux précédentes car elle repose d’abord sur un travail d’interprétation des signes ( signa) extraits du visible. Ainsi, l’acte de vision, profondément intellectualisé, est un déchiffrement des signes, une herméneutique. Ce travail de déchiffrement, qui doit permettre, à travers les signes, de percevoir les vestigia Dei, traces laissées par Dieu dans sa création, est rendu nécessaire par les conditions de la vision de Dieu sur terre : elle ne peut être qu’une vision in aenigmate. Jean Scot Erigène réinvestit cette théorie augustinienne des signa-vestigia, objet de la vision intellectuelle, dans le développement de sa théorie de la théophanie. Pour ce faire, il est obligé de recourir à une inflexion majeure de sa terminologie, délaissant le signum augustinien pour le symbolum issu de la patristique grecque. L’appréhension correcte du symbole permet la révélation de la structure théophanique de l’univers. Ainsi, toute phantasia, apparition (Erscheinung) d’une image à l’âme du sujet, a donc vocation à devenir théophanie, révélation de Dieu, par l’intermédiaire du symbole. Plus encore que lesignum, objet d’une vision intellectuelle pour saint Augustin, le symbole érigénien est l’objet de la vision in aenigmate. Il est en effet défini par l’Erigène, dans la tradition dionysienne, par sa similitude qui peut être semblable ou dissemblable ( dissimilis similitudo), violant ainsi les lois normales de la similarité spéculaire et permettant l’immédiateté de la révélation théophanique. Le symbole englobe et dépasse le signum. Le xii e siècle hérite de ces deux conceptions de la vision in aenigmate qui est le lieu d’une tension entre l’immédiateté de la révélation théophanique par le symbole et le travail intellectuel et conscient de l’herméneutique du signe.
Le concept de similitudo devient alors le principe général d’intelligibilité au xii e siècle. En effet, le vocabulaire de l’image n’est pas encore totalement isolé de celui du concept. Ce flou terminologique multipliant les calques du grec, ydea, ychona, archetypum entre autres, est imputable au fait que l’idée platonicienne est encore mal distinguée de l’abstraction aristotélicienne. Seule la similitudo demeure comme point fixe pour définir le rapport du concept et de l’image à l’objet de pensée. Jusqu’au xii e siècle qui connaît pourtant les premières définitions de l’abstraction comme forma distincte de l’image, lasimilitudo conserve une place équivalente dans les théories platonicienne et aristotélicienne de la connaissance, tout en demeurant au fondement de la théorie érigénienne du symbole. Ce brouillage lexical masque cependant un véritable conflit latent opposant la gnoséologie boécienne nouvellement redécouverte, qui s’arrête à la formation du concept, et la révélation théophanique de la vision in aenigmate, qui, fruit tardif de la vision intellectuelle de saint Augustin, conduit à Dieu.

Troisième partie

D’une théologie de la lumière à une physique de la lumière : vers une optique latine

Chapitre premier

Lumière et ténèbres dans le discours théologique

Les conceptions alti-médiévales de la nature de la lumière reposent sur le fait qu’elle est avant tout considérée comme manifestation la plus claire de l’essence de Dieu dans l’ordre des créatures. Plus profondément qu’une métaphore, la définition de Dieu comme lumière est la traduction exacte de la métaphysique plotinienne de l’émanation. Toute une métaphysique de la lumière et des ténèbres se met alors en place à partir de l’exégèse de la Bible, notamment de la Genèse, théâtre de la création de la lumière par fiat lux. Dans ce contexte, la lumière est définie de façon complexe à la fois comme spirituelle et corporelle. La lumière physique du jour est assurément et uniquement corporelle, comme le répètent à maintes reprises les théologiens. La lumière créée par fiat lux est elle aussi corporelle mais elle est également une manifestation de la sagesse de Dieu ( sapientia Dei) et en cela elle est spirituelle. Cette double création, dans l’ordre physique et dans l’ordre métaphysique, rend vaine toute tentative pour isoler des composantes corporelles et spirituelles dans les conceptions alti-médiévales de la lumière, les deux plans étant en effet indissociables. La lumière, qu’elle soit conçue comme corps ou comme sagesse de Dieu, c’est-à-dire entité spirituelle, a pour caractéristique principale de se mouvoir. Les verbes dénotant sa propagation sont les mêmes qu’il s’agisse de la lumière physique ou de la lumière spirituelle. Cependant, la lumière physique est d’abord assimilée uniquement à la lumière visuelle, qui se caractérise par un double mouvement, de l’œil à l’objet puis de l’objet à l’œil, suivant les deux schèmes complémentaires de la vision réunis par saint Augustin. Ce sont les préverbes (in-, re-) qui portent l’essentiel de la charge sémantique des verbes qui dénotent la propagation. La pleine identification de la propagation de la lumière physique et de la sagesse de Dieu intervient dans le cadre de la diffusio Dei de l’Erigène et s’applique à la lumière du soleil. L’idée d’un Dieu soleil des esprits se trouve dès saint Augustin. Elle est amplifiée par l’Erigène dans le cadre de sa théorie visuelle mixte, à la fois platonicienne et discrètement aristotélicienne, qui insiste fortement sur la propagation de la lumière, pour la réinvestir dans le cadre de la métaphysique émanationiste où Dieu est soleil, et le Christ son rayon.
La lumière, manifestation de l’essence et de la sagesse de Dieu, fondamentalement mobile, est opposée non pas exactement aux ténèbres mais plutôt aux corps qui empêchent la propagation normale de la lumière, arrêtent son déplacement, générant ainsi les ténèbres qui ne sont que privation de lumière. Cette idée est développée d’abord par saint Augustin en réponse aux manichéens : il montre ainsi que le mal n’existe pas en soi, mais qu’il est absence de bien. La lumière est donc connotée de façon éminemment positive face aux corps qui sont caractérisés par le terme négatif de crassus, qui signifie épais, condensé. On se trouve ici aux frontières du concept jamais clairement défini d’opacité.
Dans ce contexte, l’interprétation des modes de propagation altérés par l’interposition d’un objet (miroir, vitre transparente) prend de l’importance. En effet, ces visions biaisées des choses sont naturellement dépréciées, mais la faute en est imputée à l’âme du sujet qui n’interprète pas correctement ce qu’elle voit. Cependant, bien que génératrices d’erreur pour l’âme, transparence et spécularité n’empêchent pas, mais permettent la propagation de la lumière ; elles laissent donc ouverte pour la vision une possibilité indirecte d’atteindre l’objet visé. Cette propagation s’exprime par l’intermédiaire de préverbes spécifiques, per- pour la transparence, re- pour la spécularité, qui se retrouvent pour caractériser l’illumination de l’âme. Celle-ci est en effet appelée à atteindre la transparence d’une vitre et à se laisser traverser par la lumière divine. Les préverbés en re- qui dénotent la spécularité sont les mêmes que ceux qui évoquent le mouvement de retour de la sensation à l’âme. Toute vision, même directe, comporte ainsi une part de spécularité. L’âme est donc aussi appelée, en tant qu’imago Dei, à refléter l’image de Dieu comme dans un miroir. Transparence et spécularité se rejoignent pour permettre à l’âme de se rapprocher de Dieu sur terre. Cette réflexion théologique et métaphysique sur la propagation de la lumière, sagesse de Dieu, est réinvestie par le xii esiècle dans le champ de la physique.

Chapitre II

La nature de la lumière : rencontre des modèles métaphysique et physique

La rencontre des modèles métaphysique et physique dans la conception de la lumière se fait sous les auspices de la théorie calcidienne des tria necessaria. En effet, la reprise du motif déjà présent chez saint Augustin et Jean Scot Erigène de l’obstaculum rei, qui perd progressivement sa connotation péjorative pour ne garder que sa capacité de nature physique à stopper la propagation de la lumière, permet à la fois une réflexion sur la nature de la lumière et sa propagation, mais aussi sur la nature de la matière que l’on définit par opposition à la lumière. L’utilisation de la théorie des tria necessaria combinée aux motifs théologiques traditionnnels permet de revenir à une approche proprement physique des phénomènes liés à la vision. Thierry de Chartres semble être le premier à reprendre la notion d’obstaculum pour opposer matière et lumière. Évoquant uniquement la vision des étoiles et du ciel, il est amené à poser en principe la spissitudo de la matière, condition de sa visibilité. La couleur du ciel lui sert de contre-exemple : l’absence d’objet à voir entraîne la non-réalisation d’une des conditions de la vision, l’absence de spissitudo d’un corps à voir ; l’air n’étant pas spissus, il ne peut pas être responsable de la couleur du ciel, qui n’est donc qu’une illusion créée par un dysfonctionnement de la vision. Mais il revient à Guillaume de Conches d’ajouter à cette importance de la spissitudo du corps qui le rend capable de contrer la subtilitas de la lumière, une réflexion sur la vitesse de la lumière et son mode de propagation, fondée sur cette subtilitas. Il systématise ici les travaux d’Adélard de Bath, qui avait été lui-même l’initiateur de l’adaptation de la métaphysique érigénienne de la propagation de Dieu-lumière par le fils-rayon. La théorie platonicienne et son commentaire par Calcidius féconde une approche physique d’un discours qui s’était cantonné dans une métaphysique. À cet égard, même le changement de terminologie de crassus, terme trop péjoratif et théologique rejeté au profit de spissus, déjà employé en médecine à propos notamment du fumus, paraît symptomatique de la fondation d’une langue spécialisée.
L’interprétation des couleurs de l’arc-en-ciel est alignée sur cette théorie de la spissitudo des corps. Depuis les encyclopédies, elle est subordonnée à la théorie des éléments. Il revient à Guillaume de Conches d’harmoniser ces vues avec l’ensemble de sa théorie optique. C’est en effet la plus ou moins grande spissitudo du corps qui le fait plus ou moins réagir à la subtilitas de la lumière. Les couleurs se répartissent sur une échelle qui va du blanc au noir ; plus l’objet est spissus, plus il est sombre. Les couleurs de l’arc-en-ciel conservent cependant du haut Moyen Âge jusque au xii e siècle une très forte signification allégorique, voire eschatologique, comme chez Wallafrid Strabon et Honorius Augustodunensis. Cette conception eschatologique des couleurs alliée à un renversement complet du système physique développé par les Chartrains se retrouve dans les visions « colorées » d’Hildegarde de Bingen, preuve d’une solidarité toujours vivante entre physique et métaphysique dans les conceptions de la nature de la lumière.
Le xii e siècle se caractérise donc par une tentative de retour à une compréhension unifiée de tous les phénomènes ayant trait à la vue. Raisonnant à partir de la théorie élémentaire et de la cosmogonie du Timée, Thierry de Chartres et tous ses élèves et épigones proposent dans leur exégèse audacieuse de la Genèse une interprétation de la création de la lumière et de la matière, dans leur subtilitas et spissitudo, à partir du principe actif qu’est le feu, le reste n’étant que combinaison d’éléments créés à partir de ce dernier. Cette volonté de rendre compte de tous les phénomènes par un nombre de principes réduits, ici la théorie platonicienne de la vision, conduit Adélard de Bath, Guillaume de Conches, mais plus encore, à l’orée du xiii e siècle, Alexandre Neckam, à rassembler des faits hétéroclites, légendaires ou tirés d’une observation directe, et à les expliquer à partir de la théorie scientifique de Platon. L’étude de la théorie platonicienne de la vision permet de réinterpréter de manière cohérente un certain nombre de phénomènes visuels en englobant observation directe des phénomènes et lecture des encyclopédies. À cette occasion, un petit noyau de vocabulaire spécialisé a commencé à se constituer.

Chapitre III

Vers une optique latine : les traductions du grec

Il est commun de voir dans le grand mouvement de traductions de la renaissance du xii e siècle le point de départ de la réapparition de diverses disciplines, notamment en science et en philosophie. Les premières traductions contenant des éléments optiques prennent place dès le xi e siècle, avec la traduction gréco-latine du De natura hominis de Némésius d’Emèse par Alfano de Salerne, et les traductions arabo-latines du Pantegni par Constantin l’Africain et de l’Isagoge de Iohanitius. Elles marquent une première intrusion de la science grecque ou gréco-arabe en Occident, et, surtout grâce au texte de Némésius d’Emèse, le renouveau d’une langue spécialisée. Le mouvement de traduction s’amplifie au xii e siècle, avec une seconde traduction du De natura hominisde Némésius d’Emèse par Burgundio de Pise, également responsable de la traduction du De fide orthodoxa. Jacques de Venise met à disposition des lecteurs occidentaux le traité De anima d’Aristote, de même Henri Aristippe donne une version du Ménon complétant ainsi le corpus du Platon latin qui se réduisait jusque-là à la traduction calcidienne du Timée.
Ces traductions, toutes gréco-latines, demeurent dans une dépendance forte vis-à-vis de leur texte-source. Elles en respectent la syntaxe jusqu’à violenter la grammaire de la langue-cible. Les énoncés sont dès lors difficiles à interpréter sans le recours au texte grec de base. Les structures fondamentales de la syntaxe grecque ne sont pas toujours bien élucidées, et inversement le fait qu’un traducteur comme Burgundio de Pise soit de langue maternelle grecque ne contribue pas à améliorer la cohérence syntaxique du texte latin.
Cependant, ces traductions sont éminemment précieuses pour la formation d’une langue spécialisée d’expression latine en matière d’optique. Les calques du grec émaillent les traductions, notamment la version du Ménon par Henri Aristippe. Les traductions d’Alfano de Salerne et de Burgundio de Pise montrent davantage d’inventivité dans la création lexicale, notamment par le biais de la composition, qui traduit terme à terme les éléments des composés grecs, et de divers procédés de dérivation. La constitution du lexique technique de l’optique ne se limite pas au strict phénomène de création lexicale, elle englobe les « néologismes sémantiques », par lequel des mots usuels prennent un sens différent dans le cadre d’une langue spécialisée. La désignation du phénomène de transparence pose problème, d’autant que la définition physique du phénomène est encore insuffisante. Le terme classique deperspicuum, encore employé par Raban Maur, est rapidement supplanté par lucidum issu des traductions érigéniennes du pseudo-Denys. Il semble dénoter à la fois brillance et transparence, les deux phénomènes n’étant pas encore bien distingués. Traduisant Némésius d’Emèse, Alfano garde le terme de lucidum, alors que Burgundio recourt au composé transparens. Les traductions d’Aristote amplifient le malaise : en effet, le diaphane est le concept-clé de sa théorie visuelle. Son traducteur Jacques de Venise reprend lucidum, mais sa recensio nova le remplace systématiquement par diaphanum, sauf lorsqu’il est question de définir la notion. Ce flou terminologique est lié à l’absence de distinction réelle entre les phénomènes de transparence et de réflexion. La création de la terminologie d’une science encore en cours de constitution ne peut être totalement fixée et univoque, bien que ce soit là le critère de base du vocabulaire scientifique.
L’optique dans ses diverses composantes, physique, mais aussi géométrique, physiologique et même psychologique, puise à divers lexiques spécialisés. Toutefois, au-delà du flou terminologique inhérent à une science en cours de constitution, la reprise d’un certain nombre de termes au sens déjà bien défini permet de juger du degré de maturité des travaux du xii e siècle. La comparaison avec la traduction arabo-latine de l’Optique de Ptolémée par l’émir Eugène de Tolède est extrêmement révélatrice à cet égard. Celui-ci en effet manifeste une excellente connaissance du vocabulaire spécialisé latin, lorsqu’il reprend des termes géométriques utilisés dès les épitomés de l’Antiquité tardive. Mais l’étude de son vocabulaire physique, ayant trait à la définition des couleurs et à la propagation de la lumière, montre une reprise fine des concepts physiques développés à Chartres, avec une légère systématisation. S’il reprend le terme de reverberatio pour dénoter le mouvement des rayons lors de la réflexion, il semble se référer implicitement à une hiérarchie des couleurs, toujours liée à leur comportement vis-à-vis de la lumière qui les classe sur une échelle qui va du plus subtilis au plus spissus. La même ambiguïté sémantique caractérise l’expression du lumineux, du brillant et du transparent par les termes érigéniens de lucidum ou claritas. L’acculturation de la pensée occidentale par l’assimilation des nouveaux concepts de la philosophie et de la science grecque et arabe est en réalité double ; elle commence par une adaptation des textes traduits par la reprise d’un lexique déjà façonné par des siècles de tradition culturelle.

Conclusion

La période longue retenue, huit siècles, a permis de souligner des continuités, dans l’étude des textes, dans les traditions culturelles et interprétatives, dans la persistance d’un intérêt pour l’optique, comprise comme une théorie de la vision très élargie. La vision, en effet, tout comme la nature de la lumière, atteint une résonnance qui dépasse de loin les bornes du phénomène physique ou physiologique. Tout comme la vision est à la base de noétique alti-médiévale, puis plus strictement de la gnoséologie au xii e siècle, la nature de la lumière est le nœud d’interrogations métaphysiques qui sous-tendent un discours physique latent. Ainsi, la relecture du Timée, donnant une sorte de cadre à la réflexion chartraine, permet la réinterprétation physique d’un certain nombre de problématiques métaphysiques développées à partir de l’assimilation de Dieu à la Lumière, issues du texte biblique lui-même et encore enrichies par les Pères de l’Église. Cette relecture esquisse un programme cohérent d’interprétation de tous les phénomènes liés au visuel, qu’il s’agisse de la nature et de la propagation de la lumière, des couleurs de l’arc-en-ciel, de la réflexion sur la matière par opposition à la lumière, alors définie à partir des critères qui déterminent sa visibilité. La cohérence de cette théorie, élaborée essentiellement par Thierry de Chartres et Guillaume de Conches, lui permet de bénéficier d’un retentissement qui dépasse largement le cercle restreint de l’école de Chartres et la première moitié du xii e siècle, puisqu’elle se ressent fortement dans la reprise de termes spécialisés dans les traductions du xii e siècle. Il n’y a donc avec l’arrivée des traductions du grec et de l’arabe ni rupture complète avec les traditions intellectuelles du haut Moyen Âge, ni création ex nihilo d’une science, l’optique, à partir d’un corpus d’œuvres traduites.

Annexes

Planches reproduisant certaines pages des manuscrits glosés du Timée. — Transcription synoptique des gloses du xii e siècle aux paragraphes traitant d’optique du texte du Timée traduit par Calcidius (manuscrits BnF, lat. 16579 ; Vienne, Österreichische Nationalbibliothek 287 ; BnF lat. 6281 ; Londres, British Library, Royal 12. B. xxii, en parallèle avec le texte des gloses de Bernard de Chartres édité par Dutton). — Transcription de la traduction par Jacques de Venise et de sa recensio nova du passage du traité de l’âme d’Aristote où celui-ci expose sa théorie optique, à partir des manuscrits BnF, lat. 6569 et 16088. — Tableau de chiffres et statistiques lexicales.

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